Les établissements culturels, chargés d’une mission de service public, ne sont pas réservés aux seules personnes déjà intéressées par l’art.
Celles éduquées dès leur plus tendre enfance à l’apprécier et à le comprendre. Celles passionnées suite à la découverte d’une œuvre ou d’un artiste en particulier. Ce sont pourtant ces personnes qui vont majoritairement au musée. Ce sont eux qui réservent des places pour un spectacle plusieurs mois à l’avance. Eux encore qui se mettent sur leur 31 pour une soirée à l’opéra.
Qu’est-ce qu’un public éloigné ?
Parmi tous nos concitoyens qui ne pratiquent pas les lieux de culture se trouvent les « publics éloignés » de la culture. Derrière ce terme assez vague – dont les quasi-synonymes peuvent être « publics empêchés », « publics fragilisés », « publics spécifiques » ou « publics du champ social » – se trouve une multitude de situations, avec un point commun : une barrière physique ou psychologique vis-à-vis de l’institution.
Sont donc éloignées de la culture les personnes qui n’ont pas la possibilité matérielle de visiter un établissement culturel. Celles en détention, à l’hôpital, en Ehpad, habitant des régions où l’offre culturelle est trop réduite par exemple. Celles n’ayant pas la capacité financière d’acheter un ticket d’entrée. Le sont également les personnes qui éprouvent une défiance envers ce type d’équipement. Celles craignant qu’il ne soit pas fait pour elles, de ne pas comprendre les références qui y sont développées. Enfin celles faisant partie de minorités sous-représentées ou souffrant d’un discours encore parfois dominant sur leur communauté et ses productions artistiques et culturelles.
Quelles sont les actions dirigées vers ces publics ?
Les établissements culturels du monde entier ont depuis plusieurs décennies pris à bras le corps ces publics dits éloignés. Dans une démarche de démocratisation, d’inclusion, de dialogue, voire d’échanges réciproques. Cela prend de nombreuses formes. Partenariats avec des associations, des visites guidées adaptées à des publics variés… Des spectacles précédés de clés de lecture, décrits ou surtitrés, des événements festifs et culturels mettant en valeur des cultures sous-représentées… Des production d’aides à la visite, actions hors les murs, ateliers de sensibilisation, etc…
Le Ministère de la Culture a lancé en 2004 la Mission Vivre ensemble.
Elle réunit aujourd’hui trente-sept établissements, pour « aller à la rencontre des publics peu familiers des institutions culturelles et ainsi lutter contre les discriminations dans le domaine de la culture ».
Cependant, tous les établissements culturels ne sont pas égaux dans cette démarche. Elle nécessite des moyens humains importants. L’accompagnement des relais et des publics nécessite un accueil privilégié et une disponibilité de tout instant.
Et sur le terrain ?
Julia Bigot, Chargée de la politique des publics à la Direction des Affaires culturelles de la Ville de Chartres, souligne que d’autres services que la culture prennent en charge ces relations. Politique de la Ville ou Jeunesse par exemple. Cela limite le champ d’action des équipements culturels. Alors en période de confinement, le lien est presque totalement rompu. Mais même pour des institutions plus mûres sur la question, comme la Philharmonie de Paris, qui est en lien avec 1 600 relais du champ social, la situation actuelle est complexe. Audrey Ouaki, qui y opère comme Responsable du développement des publics des activités culturelles, éducatives et sociales, constate :
« Les associations doivent se concentrer sur l’urgence : maintenir le lien avec leurs bénéficiaires, gérer les urgences alimentaires et du quotidien. Ce sont souvent des associations qui travaillent sur le terrain et la culture reste le dernier cheval de bataille. Il y a une vraie fracture entre ces publics du champ social et la culture, qui se renforce dans une situation comme celle que nous vivons ».
Comment faire face à cet éloignement ?
Le Musée du Louvre, quant à lui,
« a adapté sa stratégie numérique au contexte sanitaire afin de proposer aux publics éloignés mais aussi au plus grand nombre des contenus culturels »
Maïté Labat, Cheffe de service des productions numériques et audiovisuelles
Si toutes les actions de formation et les visites ont dû être annulées, les équipes continuent d’alimenter leur offre numérique accessible à tous, comme le site de La Petite Galerie.
Là encore, les petites structures ne sont pas aussi bien préparées
Julia Bigot déplore :
« Nous n’avions ni les contenus ni les outils suffisants pour développer une offre numérique ». Et c’est loin d’être la seule difficulté à Chartres : « Nous sommes une collectivité, qui est là avant tout pour répondre aux besoins de la population, ce qui signifie aujourd’hui des besoins primaires. Les agents sans enfants à charge ont été redéployés dans les maisons de retraite ou pour le portage de repas aux personnes fragiles, c’est notamment le cas des agents de sécurité du Musée des Beaux-Arts ou bien des bibliothécaires ».
Ainsi, premier constat, le passage d’une culture physique à une culture numérique n’est pas une évidence.
Le numérique est-il LA solution ?
Il faut cependant admettre que les réseaux sont inondés de contenus culturels, que tel musée ou tel théâtre puisse y contribuer ou non. Soit. Les publics éloignés de la culture peuvent-ils pour autant en profiter ? Les trois professionnelles interrogées s’accordent à dire que la fracture numérique est le véritable enjeu de cette question. Les publics éloignés n’ont pas toujours accès à Internet, à un ordinateur, à une connexion haut débit, à un smartphone. Ils sont de ce fait exclus de l’offre culturelle déployée actuellement.
Audrey Ouaki nous indique :
« Pour répondre à cette question, l’association Cultures du Cœur a par exemple lancé la très belle opération Allô l’artiste, qui permet aux publics les plus fragiles d’accéder à l’art par téléphone, avec au bout du fil un artiste, l’art étant alors prétexte au lien social ».
Les établissements culturels tentent donc de garder le lien avec leurs relais
Ce sont alors ces relais qui, eux-mêmes sont en contact avec les publics empêchés. Mais la priorité est ailleurs, pour la plupart des associations. Julia Bigot résume ainsi la situation :
« La pyramide de Maslow montre bien que la culture, quoique essentielle, vient bien après l’alimentation ou la sécurité, le constat est criant en ce moment. On sait qu’il y a eu une forte augmentation du trafic sur les sites Internet et les plateformes d’établissements culturels, mais sait-on quels types de publics en profitent vraiment ? Je doute que ceux qui ne pratiquaient pas déjà les sites culturels le fassent pour l’occasion ».
Audrey Ouaki déplore donc une réelle rupture avec les publics qu’elle suit habituellement :
« Les difficultés qu’on peut habituellement avoir à garder le lien avec ce public volatile, qui ne vient que pour des sorties ponctuelles, sont renforcées avec les événements actuels ».
Deuxième constat, donc, les publics éloignés de la culture le sont encore plus du fait de la crise, à l’image des inégalités sociales qui se renforcent, en raison des pertes d’emploi, des fermetures d’école et de l’inégalité des risques de contamination entre des personnes confinées dans une maison avec jardin et d’autres qui doivent continuer de travailler dans des lieux publics, pour ne citer que les extrêmes.
Et la suite ?
Alors, est-ce qu’au moins, la fermeture des établissements culturels et le confinement permettent de développer des pratiques nouvelles, au bénéfice des publics éloignés ? La période est certainement propice à constater en interne les lacunes ou les retards en termes de numérique ou de développement des publics, pour mieux déployer de nouvelles stratégies par la suite, confie Julia Bigot. Elle permet aussi de confirmer la prévalence du lien humain dans le rapport aux publics éloignés.
Maïté Labat précise :
« Le numérique et l’audiovisuel venaient déjà en complément de la médiation humaine » ; dans l’après-confinement, « l’idée principale sera de préserver mais aussi de continuer à développer l’offre en ligne. Cependant, elle devra rester cohérente avec la médiation humaine quand celle-ci sera de nouveau possible ».
Audrey Ouaki fait le même bilan et ajoute :
« Le temps de crise sociale sera d’autant plus long pour les publics éloignés : quand les associations pourront-elles se retrouver en groupes ? Quand ces publics, ayant parfois une santé fragile, pourront-ils sortir du confinement ? Quand les reverra-t-on ? ».
Beaucoup de questions demeurent
La gestion de l’urgence ne permet pas pour le moment de répondre à toutes, ni de voir clairement encore ce qui pourra être fait. Cependant, à titre plus personnel, nos interlocutrices perçoivent avec encore plus d’acuité certaines des contraintes vécues par les publics éloignés.
« L’éloignement physique qu’on vit là montre ce que vivent certaines familles au quotidien. On se rend compte que certaines personnes ne sortent jamais de leur quartier, de leur cadre de vie ».
indique Audrey Ouaki
Un constat partagé par Julia Bigot. Confrontée à la dure tâche de faire l’école à la maison à ses deux enfants : une fois les obligations accomplies, « la journée est déjà bien remplie. Ça m’amène à voir les choses autrement ».
Troisième constat, enfin, le confinement est l’occasion d’une prise de conscience encore plus aiguë des difficultés vécues par les publics empêchés et d’une réflexion sur les réponses que les établissements culturels pourront y apporter. En espérant une amélioration de la situation des plus rapides. Pour tous.
*Photo vignette : Démos est une action emblématique de la Philharmonie de Paris, offrant aux enfants issus de quartiers relevant de la politique de la ville ou de zones rurales insuffisamment dotées en institutions culturelles la possibilité d’accéder à la pratique instrumentale en orchestre
© Vincent Nguyen / Philharmonie de Paris
Par Laure Armand d’Hérouville,
Vous avez aimé cet article ? N’hésitez pas à commenter, partager, et soutenir le blog sur Tipeee !
Cliquez ici pour accéder à nos autres articles et inscrivez-vous à notre newsletter pour les recevoir dès leur diffusion !